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samedi 7 avril 2012

Chemises d'orties

Il était une fois, il y a fort longtemps, au
temps des seigneurs et des manants, un
homme brutal qui s'appelait Burckhard.
Il était le seigneur le plus cruel et le plus
redouté de la contrée. Et Burckhard,
de sa vie, n'avait vu quelqu'un oser lui
résister. Jusqu'au jour où il rencontra
Mahault.

Ce matin-là, Mahault filait en chantant
gaiement sous un arbre, devant sa
maison. Burckhard, qui battait la
campagne sur son grand cheval noir,
surgit tout essoufflé au détour d'un
sentier. Qu'avait cette fille-là pour
briller autant dans la lumière du
matin ? Quand il l'aperçut, il arrêta
sa monture et l'admira en silence... Puis il se ressaisit et la tança en aboyant :

- Rassemble tes hardes, pauvresse et monte là derrière ! Je t'emmène vivre
   avec moi.

A ces paroles, Mahault, qui l'avait reconnu, sans lâcher son rouet se leva.

- Seigneur, vous suivre m'est impossible. Mes vieux parents ont besoin de
   moi ici et mon coeur est déjà pris. C'est à lui, non pas à vous, que j'obéis,
   répondit-elle.

Burckhard, surpris et furieux qu'elle se rebiffe, serra les mâchoires et s'en fut
sans dire un mot. Passèrent quelques jours. La jeune fille oublia cette sinistre
rencontre. Tu files, ma belle, tu files ta robe de mariée. Mais Burckhard ne t'a
point oubliée. Elle était à l'ombre de l'arbre, toute à son ouvrage, quand
Burckhard sortit du bois et s'approcha.

- Que files-tu là, drôlesse ? lui demanda-t-il.
- Si Dieu le veut et si vous le permettez, cette
   chemise que je file sera celle de mes noces,
   seigneur.

Burckhard laissa échapper un grondement.

- Écoute-moi bien, fille au rouet, j'y consens
   à une condition seulement : va, ramasse
   des orties, file-les et fais-en une première
   chemise. Ce sera là ta chemise de noce.
   Files-en une seconde, ce sera ma chemise
   de mort. Tu ne porteras ta chemise de
   noce que le jour où je porterais ma
   chemise d'enterrement. Pas avant ! En
   attendant, file donc puisque tu sais si bien
   filer, dit-il en ricanant.

Mahault le regarda s'éloigner :

- Solide comme il est, c'est pas demain qu'il mourra celui-là, murmura-t-elle.

D'un coup de pied, elle envoya voler dans le pré labelle chemise en lin qu'elle filait
encore joyeusement le matin. Fuseau,quenouille, fil, tout se retrouva éparpillé.
Filer du lin, ça n'est déjà pas rien. Mais filer des orties, quelle folie ! Deux sacs de
toile, un couteau et la voilà partie aux orties dans les champs voisins. des orties,
autour des fermes, ça ne manquait pas.

Orties, ortillettes
Drôle de cueillette
Ne brûlez pas trop les mains
De celle qui doit vous filer demain.

Avant midi, un premier sac elle a
rempli. Avant le soir, un deuxième. Et
même, a trouvé quelques graines
d'espoir et les a mises dans sa poche.
Mahault était si fatiguée ce soir-là,
qu'elle s'endormit dans la grange sur
ses deux sacs bien bourrés, la main
sur sa poche.

Deux sacs d'orties
Tout son amour de fille
Quelques graines d'espoir
C'est peu et c'est beaucoup
Qu'en pensez-vous ?

Le soleil du matin la trouva qui filait
appuyée au tronc de son arbre. De ses mains habiles, elle domptait l'ortie rebelle et naissait entre ses doigts une merveille de fil souple, solide et fin à la fois.

File du levant jusqu'au couchant
A force de filer, tisser, tailler
Un jour, la première
chemise est achevée.

Vient à passer Burckhard sur son cheval monté. La magnifique chemise a examiné.

- Je vois ta chemise de noce mais où est ma chemise de mort ?
- Seigneur, ne me demandez pas de filer cela, implora Mahault.
- Si tu veux te marier alors obéis; et puisque tu as si bien réussi à filer la première
   chemise, file donc la seconde !
- Bien, puisque vous me le demandez, répondit Mahault.

Elle sortit le deuxième sac d'orties de la
grange et s'installa contre le tronc de
l'arbre avec son rouet. De ses mains
adroites, elle apprivoisait l'ortie rebelle
et entre ses doigts coulait une merveille
de fil souple, solide et fin à la fois. A
peine avait-elle commencé de filer que
Burckhard, dans le grand bois, sentit un
frisson glacial lui parcourir le dos.

Il tenait à peine sur son cheval quand il
parvint à son château et s'alita aussitôt.
Cette nuit-là, alors que les loups
hurlaient à la lune, Burkhard délirait de
fièvre dans son grand lit. Au petit
matin, le soleil surprit Mahault qui
filait, sous la frondaison généreuse de l'arbre. Burckhard, qui sentait ses forces le quitter d'heure en heure, manda deux de ses hommes.

- Saisissez-vous de cette fille qui grignote ma vie. Jetez-la dans les flots !

Les deux hommes s'exécutent. Ils emmènent Mahault de force, l'attachent puis la
poussent dans le vide depuis les rochers qui surplombent le torrent mugissant.
Puis Burckhard fit signe à ses hommes qui l'emmenèrent. Ils avaient à peine
tourné les talons qu'un rouet neuf fit son apparition.

File, file jusqu'au couchant
A force de filer, tisser, tailler
La seconde chemise
est presque terminée.

Burckhard dans son grand lit respirait à peine et quand Mahault coupa le dernier
fil, il rendit son dernier souffle. Je peux vous dire qu'à l'enterrement de Burckhard,
du monde il n'y en avait pas beaucoup. Tous étaient au mariage de Mahault. Ils
ont bien bu et bien mangé. Ils ont chanté et dansé. Et surtout, ils ont passé la nuit
à se raconter cette histoire et à se la raconter encore.

Sac d'orties
Amour de fille
Graine d'espoir
Chante le vent quelque part.

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