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lundi 27 octobre 2014

Gâteau de riz ou grenouilles ?

Jadis, au Japon, une vieille femme vivait avec sa belle-fille, qu'elle détestait.
La vieille ne lui donnait jamais à manger et gardait tout pour elle.

Un jour qu'elle était seule à la maison, une voisine lui apporta des gâteaux à
la pâte de haricot rouge. Comme d'habitude, la vieille s'empiffra en cachette.
Obligée de sortir faire une course, elle enferma dans une boîte laquée le
reste des gâteaux et leur ordonna ceci :

- Si ma bru vous voit, prenez la forme de grenouilles, et si c'est moi, 
  redevenez gâteaux !

Puis elle déposa la boîte près de la niche du Bouddha et s'en alla. Mais la
bru, rentrée plus tôt que de coutume, avait entendu les paroles de la vieille.
Affamée, elle ouvrit la boîte et se régala des gâteaux et, à leur place, elle
enferma de vraies grenouilles... Et fit mine de rien au retour de sa belle-mère.


Celle-ci, heureuse à l'idée de déguster les derniers gâteaux, attendit que la
jeune femme ait le dos tourné pour ouvrir la boîte... En sortirent de véritables
grenouilles qui lui sautèrent à la figure. La vieille s'enfuit en criant :

- Imbéciles, vous vous trompez, c'est moi, je ne suis pas ma bru, laissez-moi 
  tranquille !

Les grenouilles la poursuivirent jusqu'à la mare voisine.

Contes de grenouilles - Muriel Bloch, Géraldine Kosiak - Albin Michel Jeunesse

dimanche 26 octobre 2014

Les mots doux

 
Ce matin, Lola se réveille avec des mots doux dans la bouche.

- Ils sont là, dit-elle, je les sens gonfler sous mes joues.

Lola voudrait dire ses mots doux à papa. Mais il est trop tard.
Papa s'en va. Lola voudrait dire ses mots doux à maman. Mais
maman est très pressée.

- Maman, je voudrais te dire ..., chuchote Lola.
- Tout à l'heure, ma chérie, répond aussitôt maman, tu vas
   être en retard à l'école.

Dans l'autobus, il y a trop de bruit pour dire des mots doux.
Dans la cour de l'école, Lola, s'approche de la maîtresse. Mais
Madame câline déjà un petit dans ses bras. Son voisin de banc
n'est pas assez mignon.

Il n'aura pas ses mots doux. A midi, dans la salle orange, tout
le monde mastique. Lola se tait. Les mots doux, pense-t-elle,
cela ne se mastique pas.

C'est la récré. L'ambiance est à la ronde. Lola n'arrive pas à
placer un mot, surtout pas un mot doux. A la sortie, voilà
Frankie, le roi du skate, qui déboule dans la rue. Frankie est
l'amoureux de Lola. C'est à lui qu'elle veut offrir ses mots doux
les plus doux.

Le mufle ! Il passe sous le nez de Lola sans s'arrêter, sans lui parler,
sans attendre ses mots doux. Dans l'autobus, il y a toujours trop de
bruit. De toute façon, maintenant, Lola boude.

A la maison, en tournant en rond dans le salon, Lola boude. Quand
ses parents arrivent, Lola boude encore. Elle n'a plus envie du tout
de dire ses mots doux...

Au repas du soir, la viande lui parut dure, la salade semble dure,
les pommes sont dures et la limonade est sans goût.

- Qu'est-ce que tu as Lola ? Dis-le nous ! lui demandent Maman et
   Papa.

Lola pense très fort : Je ne dirais rien, ce n'est pas la peine, je ne
dirais pas mes mots doux. Mais ses joues gonflent, gonflent et,
soudain, Lola s'écrie...

- Maman, Papa, je vous adore ! Je vous adore ! Je vous adore !

Lola à enfin réussi à dire ses mots doux. Les mots doux en
 s'envolant font leur effet. Aussitôt, Lola reçoit des câlins et des
bisous...

Mais, en montant vers la chambre, elle est un peu inquiète : et
si demain les mots doux ne revenaient plus...

Dès que Lola éteint la lumière, elle se sent rassurée. Les mots
doux de demain sont déjà dans sa chambre.

Les Mots Doux - Carl Norac, Claude K. Dubois - Pastel

Un jour mon prince viendra

Talonnant son bouc, Marguerite
galopait à travers champs. La
sorcière était furieuse : le prince
Matuvu venait de lui dire non.
Ficelé et bâillonné, il gigotait
dans le vide. Arrivée à l'étang,
elle le libéra. Douze autres
crapauds s'approchèrent
aussitôt. Le plus gros coassa :

- Encore un, maudite sorcière !
   Maintenant, ça suffit ! Je
   t'ordonne de nous délivrer du
   sort que tu nous as jeté !
- Mon cher Igor, tu parles
   encore comme un prince mais
   tu n'es plus qu'un sac à
   verrues ! C'est moi qui commande désormais ! Adieu, mes trésors ! Faites de doux
   rêves...

Ecrasant ronces et chardons, la sorcière fonça droit vers sa maison.

- Alors, tu lui as plu ? questionna Potin
- Non. Et c'était le dernier prince de la région... soupira Marguerite.
- Mais pourquoi diable veux-tu à tout prix un prince pour mari ? Pourquoi
   ne pas épouser simplement un sorcier ?
- Cervelle de radis ! As-tu déjà entendu quelqu'un chanter Un jour mon
   sorcier viendra ?
- Je crois que oui...
- Tu mens, machine à mots ! C'est d'un prince qu'il s'agit et moi, j'en veux
   un aussi !

Le lendemain, Marguerite scia des bûches toute la matinée, alluma un feu de
verveine et fit mijoter une soupe de racines. Puis elle alla ramasser plantes et
champignons pour préparer les potions qu'elle vendait au marché.

Après le diner, elle fonça dans son grand lit en serrant très fort l'oreiller
contre son cœur et s'endormit. Il n'avait jamais neigé dans cette région.
Pourtant cette nuit-là, le ciel s'ouvrit et des milliers de flocons en
profitèrent pour descendre sur la terre. Le matin, Marguerite bondit de joie :

- Potin, réveille-toi ! Tu vois ce que je vois ? Mon prince est là ! Il porte
   un manteau blanc et un chapeau noir; la pipe entre les dents, il est joli
   à voir !
- C'est sûrement un mirage, ma pauvre amie, ronchonna Potin.
- Jaloux ! cria la sorcière. Tu vas tout faire rater ! Au placard, sale
   bavard !

Marguerite enfila sa plus belle robe, s'installa dans son fauteuil et attendit.
Comme rien n'arrivait, elle regarda par la fenêtre : son prince n'avait pas
bougé d'un pouce.

Elle le crut timide et pensa qu'il fallait patienter encore. Mais les heures
s'écoulaient et la colère monta dans son cœur.

- Le gredin a sûrement rendez-vous avec une autre ! se dit-elle.

Quand le soir tomba, Marguerite sortit et hurla :

- Pourquoi restes-tu là à me tourmenter ? Tu ne réponds pas ? Tant pis
   pour toi ! Marguerite la sorcière sait se venger de ceux qui ne veulent
   pas l'aimer... Par le pouvoir du grand caribou, que les loups t'avale d'un
   coup !

Elle claque la porte d'un coup de pied et grimpa quatre à quatre l'escalier.
Les loups se mirent à hurler. Alors, Marguerite s'effondra en larmes sur
son lit. Elle pleura, pleura beaucoup, puis elle s'endormit pour des jours
et des nuits.

Au bout d'une semaine, on s'étonna au village de la disparition de la
sorcière. On ne la voyait plus au marché et on regrettait ses tisanes qui
faisaient du bien. Mais le plus chagriné, c'était Marco, le boulanger.

Marguerite était sa cliente préférée. Il était
même amoureux d'elle en secret. Ce
jour-là, il se décida. Il enveloppa deux gros
pains frais dans du drap blanc et traversa le
village. A l'orée de la forêt, il trouva une
pipe, un balai et un chapeau noir dont il se
coiffa.

Au loin, quelques crapauds se
chamaillaient. Le cœur battant, Marco se
retrouva devant la porte de Marguerite.
La maison était plongée dans le silence. Il
frappa une fois. Rien ne bougea. Il frappa
alors trois gros coups qui résonnèrent très
fort... Marguerite s'éveilla.

Elle s'étira et sourit. Elle remit de l'ordre
dans ses cheveux... puis elle ouvrit la porte.

- Monsieur Marco, c'était donc vous ! Où avez-vous laissé votre grand
   manteau blanc ? Ne dites rien, je comprends tout : ce sont les loups...
   Pardonnez-moi ! Je vous ferai d'autres manteaux, encore plus beaux !
   Entrez vous installer. Cela fait si longtemps que je vous attends.

Marco déposa les pains sur la table et alluma un feu dans la cheminée.
Alors, Marguerite ouvrit la porte du placard et chuchota à l'oreille de son
perroquet :

- Tu vois que je n'avais pas rêvé : mon prince est arrivé !

Un jour, mon prince viendra - Andréa Nève, Kitty Crowther - Pastel 

Maman Quichon se fâche

Un soir où personne n'avait
envie d'aller se coucher (et
pourtant il était très tard,
pour des petits Quichon),
Maman Quichon annonça :

- Je vais me fâcher.

Mais personne n'y fit
attention. Alors Maman
Quichon dit :

- Je vais me transformer en
   pierre.

Là-dessus, elle se transforma
en pierre. Et personne n'y fit attention. C'est Annabella Quichon qui s'inquiéta la première :

- Maman, hé, maman ! dit-elle.

Mais Maman Quichon ne répondit pas. Ensuite, Virgile Quichon
et Léa Quichon lui firent quelques petites chatouilles. Mais Maman Quichon
ne répondit pas.

Alors les soixante-treize enfants Quichon décidèrent de lui donner tous
ensemble un très gentil bisou. Mais Maman Quichon ne répondit pas.

- Qu'est-ce qu'on va faire ? se lamentèrent les enfants Quichon;

 
Déjà les plus jeunes commençaient à pleurer.

- Maman, maman, arrête d'être une pierre, suppliait la petite Florence Quichon.

Et soudain, Maman Quichon s'étira, soupira, sourit et dit :

- Allez, ça suffit ! Et maintenant, tout le monde au lit !

Les soixante-treize enfants Quichon se jetèrent sous les couvertures.

- Maman, promets que tu ne te transformeras plus jamais en pierre, demanda
   la petite Florence Quichon.
- D'accord, je le promets, répondit Maman Quichon;

et, pour leur souhaiter bonne nuit, elle fit un gros, gros bisou à ses
soixante-treize enfants chéris.

Maman Quichon se fâche - Anaïs Vaugelade - L'école des loisirs

Pierre Lapin

 
Il était une fois quatre petits lapins qui s'appelaient Flopsaut, Trotsaut,
Queue-de-Coton et Pierre. Ils habitaient avec leur mère sur un banc
de sable à l'abri des racines d'un grand sapin.

- Mes enfants, dit un jour Madame Lapin, vous pouvez vous promener
   dans les champs ou le long du chemin, mais n'allez pas dans le jardin
   de Monsieur MacGregor. Votre père a eu un accident là-bas, Madame
   MacGregor en a fait un pâté. Allez vous amuser, mais ne faites pas de
   bêtises. Je vais faire des courses.

Madame Lapin prit son panier et son parapluie et s'en alla, à travers bois,
chez le boulanger. Elle acheta une miche de pain bis et cinq petits pains
aux raisins.

Flopsaut, Trotsaut et Queue-de-Coton, qui étaient de bons petits lapins,
descendirent le long du chemin pour cueillir des mûres. Mais Pierre qui
était très désobéissant courut tout droit au jardin de Monsieur MacGregor
et se glissa sous le portail.

Tout d'abord, il mangea des laitues puis des haricots verts et enfin des
radis. Alors, ne se sentant pas très bien, il chercha du persil. Mais autour
d'une serre où poussait des concombres, il tomba sur Monsieur MacGrégor.

Monsieur MacGrégor était à quatre pattes, en train de planter des choux,
mais il se releva aussitôt et courut après Pierre en brandissant un râteau
et en criant :

- Au voleur !

Pierre était terrifié. Il courut en tout sens dans le jardin, car il ne retrouvait
plus le chemin de la sortie. Il perdit une de ses chaussures parmi les choux
et l'autre parmi les pommes de terre.

Après avoir perdu ses chaussures, il se mit à courir à quatre pattes. Il
courait de plus en plus vite et je crois qu'il aurait réussi à s'enfuir s'il ne
s'était pas pris les pattes dans le filet qui protégeait les groseilliers. Les
boutons de sa veste s'accrochèrent dans les mailles et il ne pouvait plus
s'en dépêtrer. C'était une veste toute neuve avec des boutons en cuivre.

Pierre se crut perdu et il versa de grosses larmes. Mais des moineaux,
entendant ses sanglots, vinrent se poser auprès de lui et le supplièrent
de se ressaisir.

Monsieur MacGregor surgit. Il tenait à la main un tamis pour capturer
Pierre. Mais celui-ci parvint à se dégager juste à temps, abandonnant
sa veste derrière lui. Alors il se précipita dans la cabane à outils et
sauta dans un arrosoir. L'arrosoir aurait été une très bonne cachette
s'il n'avait pas été plein d'eau.

Monsieur MacGregor était sûr que le lapin se cachait dans la cabane
à outils, peut-être sous un pot de fleurs renversé. Il retourna tous les
pots de fleurs et regarda sous chacun d'eux. Un instant plus tard, Pierre
éternua : ! Atchoum !

Monsieur MacGregor se précipita sur lui. Il essaya de poser son pied sur
le lapin mais Pierre sauta par une fenêtre, renversant au passage trois
pots de fleurs. La fenêtre était trop petite pour Monsieur MacGregor
et, d'ailleurs, il était fatigué de courir après Pierre. Aussi retourna-t-il
travailler dans son jardin.

Pierre s'assit pour se reposer. Il était hors d'haleine et tremblait de peur.
Il n'avait pas la moindre idée du chemin à prendre pour rentrer chez lui.
Et, en plus, il était tout mouillé à cause de l'arrosoir.

Peu après, il commença à explorer les environs, à petits pas, regardant
tout autour de lui. Il trouva une porte dans un mur. Mais elle était fermée
et il n'y avait pas moyen pour un petit lapin dodu de se glisser dessous.

Une vieille souris allait et venait sur le pas de la porte emportant des pois
et des haricots pour nourrir sa famille qui habitait dans le bois. Pierre lui
demanda le chemin à prendre pour rejoindre le portail, mais elle avait un
si gros pois dans la bouche qu'elle ne pouvait pas lui répondre. Elle se
contenta de le regarder en hochant la tête. Pierre se mit à pleurer.

Puis il essaya de retrouver son chemin en parcourant le jardin mais il
était de plus en plus perdu. Bientôt, il arriva près d'un bassin ou Monsieur
MacGregor avait l'habitude de remplir ses arrosoirs. Un chat blanc
observait attentivement des poissons dorés.

Il était assis, tout à fait immobile, mais de temps en temps le bout de sa
queue remuait. Pierre estima plus prudent de passer son chemin sans
parler au chat. Son cousin Jeannot l'avait mis en garde contre les chats.

Pierre revint vers la cabane à outils et soudain, tout près de lui, il entendit
le bruit d'une binette raclant la terre, cric, cric, cric... Pierre se cacha sous
un buisson. Mais bientôt, ne voyant rien venir, il reparut, grimpa dans une
brouette et observa ce qui se passait.

Il vit d'abord Monsieur MacGregor qui sarclait les oignons. Il tournait le
dos à Pierre et là-bas, au fond, il y avait le portail. Pierre descendit de la
brouette le plus silencieusement possible, puis il se mit à courir aussi vite
qu'il le put le long d'une allée derrière les groseilliers.

Monsieur MacGregor l'aperçut au coin de l'allée, mais Pierre ne s'en
soucia guère. Il se glissa sous le portail et parvint à s'échapper dans les
bois. Monsieur MacGrégor se servit de la veste et des chaussures de
Pierre pour fabriquer un épouvantail et faire peur aux corbeaux.

Pierre courut sans s'arrêter ni même jeter un coup d'œil derrière lui
jusqu'au grand sapin où il habitait. Il était si fatigué qu'il se laissa tomber
sur le sable douillet qui recouvrait le sol du terrier et ferma les yeux.
Sa mère était en train de faire la cuisine. Elle se demanda ce que Pierre
avait fait de ses vêtements. C'était la deuxième veste et la deuxième
paire de chaussures qu'il perdait en quinze jours !

Je dois vous dire que Pierre ne se sentit pas très bien pendant toute la
soirée. Sa mère le mit au lit, lui prépara une infusion de camomille et lui
en fit boire une bonne dose ! C'était comme un médicament : une
cuillerée à soupe le soir avant de se coucher !

Flopsaut, Trotsaut et Queue-de-Coton, en revanche, eurent du pain, du
lait et des mûres pour leur dîner.


Pierre Lapin - Beatrix Potter - Folio Benjamin

samedi 25 octobre 2014

Le rire de la grenouille

C'est l'histoire d'une petite grenouille verte, discrète, ordinaire. Un jour,
elle en eut marre, vraiment marre, d'être verte, discrète et ordinaire. Elle
rêvait d'accomplir de grands exploits, elle voulait devenir extraordinaire.
Elle habitait avec d'autres grenouilles au bord  d'un trou rempli d'une eau
pas très claire...

Un matin, elle décida d'avaler d'un coup l'eau du trou, rien que pour se
faire remarquer. Gloups !

Alors elle grossit, mais pas assez pour être extraordinaire. En quelques
bonds, elle gagna le bord de la rivière. Là, au vu des oiseaux s'y baignant,
elle avala toute l'eau de la rivière. Gloups, en une seule gorgée ! Alors,
elle grossit davantage, mais pas assez pour être extraordinaire.

La rivière rejoignit le fleuve. La grenouille suivit son cours en sautillant.
Là, au vu des poissons nageant et des pêcheurs pêchant, elle avala toute
l'eau du fleuve. Gloups, gloups ! Alors elle devint énorme, mais elle
avait encore soif, soif de grandir, soif de devenir extraordinaire.

Le fleuve se jetait dans la mer. La grenouille se traîna jusqu'au rivage.
Gloups et gloups, elle avala toute l'eau de la mer. Monstrueuse, salée, les
yeux globuleux et embués, la grenouille décida d'avaler toute l'eau de la
terre. Et elle la but jusqu'à la dernière goutte.

Son corps gorgé d'eau dépassait les plus hautes montagnes, sa tête touchait
le ciel : la grenouille verte s'immobilisa. Elle était devenue enfin
extraordinaire.

Mais la terre avait soif, les animaux avait soif et les hommes aussi. Pour
la première fois, les uns et les autres se réunirent pour chercher ensemble
une solution. Une solution pacifique pour récupérer l'eau de la terre
engloutie par l'abominable grenouille.

- Faisons-la rire ! proposèrent les humains.

Les animaux approuvèrent. Malgré la soif qui les tiraillait, des clowns
s'approchèrent du monstre et lui firent toutes sortes de grimaces. En vain :
la grenouille ne bougeait pas, malgré les efforts des hommes, devenus si
petits à ses yeux énormes.

Les animaux prirent le relais : les singes, du ouistiti au macaque, de l'orang-
outan au gorille, grimacèrent mieux que les clowns. Mais la grenouille réussit
à leur tourner le dos. La terre craquelait et fendillait, les hommes et les
animaux crevaient de soif. Que faire ?

Soudain, le ver de terre, surgi de nulle part, proposa ses services. Il monta en
direction du ciel, et suspendu devant les yeux globuleux de la grenouille, il
fit des nœuds avec son corps mou, visqueux, transparent.

Et de le regarder ainsi s'agiter, lui, le minuscule, le ridicule, le dégoûtant, la
grenouille esquissa un sourire. Ensuite, voyant le petit recommencer ses
nœuds, elle rit franchement et, ce faisant, recracha l'eau du trou, puis la
rivière... En bas, sur la terre, tous se précipitèrent.

Là-haut, perdu dans l'espace, le petit ver continuait ses contorsions dérisoires
et la grenouille l'encourageait en se moquant. Du coup, elle recracha l'eau
du fleuve, puis la mer tout entière. Alors, son corps se dégonfla et retomba
sur le sol !

La grenouille était redevenue petite, discrète et ordinaire.

- Quel fiasco ! soupira-t-elle.

Mais l'eau ainsi recraché sauva la terre, les hommes et les animaux. Nous
devons une fière chandelle au ver de terre : grâce à sa souplesse, une grande
sécheresse fut évitée de justesse...


 
Contes de grenouilles - Muriel Bloch - Albin Michel Jeunesse

L'histoire du jour et de la nuit














Peu de gens connaissent la véritable histoire du jour et de la nuit.
Une histoire vieille comme le monde, perdue au fil du temps.
Laissez-moi vous la conter.

De ce temps là, il y avait au beau milieu de la Terre une colline.
Elle était haute et poussiéreuse, elle traversait tout le ciel, et le
divisait en deux. D'un côté s'installa le jour, de l'autre la nuit.

De ce temps là, les habitants de la Terre prirent l'habitude de
travailler là où il faisait jour et de dormir là où il y avait la nuit.

Côté jour, vivait le Baron d'Aubeclair. C'était un coq très fier et
très prétentieux. Il aimait cultiver la lumière et veillait à ce qu'elle
ne manque jamais. Il accomplissait sa tâche avec tant de zèle,
qu'il ne tolérait aucune ombre sur son territoire.

De l'autre côté, là où il faisait nuit, vivait le Duc d'Encrenoire.
C'était un mystérieux hibou, peu fréquentable.

Il était le gardien des ombres, il semait l'obscurité et traquait la
lumière jusqu'aux moindres recoins de ses contrées.

De ce temps là, le Baron d'Aubeclair et le Duc d'Encrenoire
étaient voisins mais ne s'appréciaient guère. Ils se disputaient la
colline et chacun la voulait pour lui seul.

Lorsqu'ils se rencontraient, ils se griffaient, s'arrachaient les plumes,
se jetaient des sorts... Ils se battaient souvent au sommet de la colline,
pour que tout le monde puisse les voir. En bas, les habitants étaient
inquiets, car les disputes étaient de plus en plus violentes. Et la colline
en souffrait beaucoup. Mais personne n'osait rien dire.

A chaque bataille, la colline se faisait piétiner, balayer, écraser,
aplatir... Elle s'usait de plus en plus. Elle se mit à rétrécir à vue d'œil.
Mais le Baron d'Aubeclair et le Duc d'Encrenoir n'en avait cure. Ils
continuèrent à se battre pendant de longues semaines, de longs mois,
peut-être même des années. Personne ne sait exactement combien
de temps cela dura. Mais ce qui est sûr, c'est que la colline finit par
disparaître.

Il n'y avait plus de frontière entre le jour et la nuit. Alors ils se
mélangèrent. Des morceaux de nuit envahirent le jour. Les fleurs
se refermèrent, les moutons qui broutaient l'herbe s'endormirent,
les oiseaux perdirent leur chemin.

Et le jour devint gris...

De l'autre côté, des petits bouts de jours attaquèrent la nuit. Les
insectes n'eurent plus d'endroits où se cacher, les grillons se turent,
des ombres furent déformées...

La nuit perdit son mystère...

Les habitants n'en purent plus de cette situation. Parfois, ils ne voyaient
plus que la moitié des arbres et des rochers. Ils se cognaient la tête et
marchaient dans les flaques d'eau.

D'autres fois, lorsqu'ils essayaient de s'endormir, un filet de lumière
surgissait de nulle part, les réveillait et s'en allait aussitôt. Les habitants
se réunirent et demandèrent au Duc et au Baron de trouver une solution.

- Si seulement ce satané Duc d'Encrenoir arrêtait de faire tomber la nuit,
   je pourrais éclairer la Terre entière, d'Est en Ouest, sans qu'aucune
   ombre n'apparaisse nulle part. Nous n'aurions plus de problèmes ! dit
   le prétentieux Baron aux habitants de la Terre.

A ces mots toutes les petites lucioles paniquèrent :

- Non, non, non ! Nous n'irons plus danser s'il fait toujours jour !
- Et où allons-nous dormir ? demanda un paresseux.
- Ne fera-t-il pas un peu trop chaud ? dit un ours polaire.

Alors, le Duc d'Encrenoir s'exclama fièrement :

- Moi, si on me laissait faire, je peux définitivement faire tomber la
   nuit et chasser la lumière à jamais. Ainsi, la paix régnera dans le
   monde.

Mais un oiseau contesta :

- Alors je ne chanterai plus ?
- Eh moi, comment pourrais-je butiner si toutes les fleurs restent
   fermées ? demanda une abeille.
- Et puis plus personne ne verra mes jolies plumes dit le paon.

Au milieu de ce vacarme, une voix s'éleva dans le pénombre :

- Vous n'aurez qu'à faire tomber la nuit et lever le jour à tour de
   rôle.

Et tout le monde trouva l'idée si brillante que le Baron et son rival
le Duc se sentirent obligés de travailler ensemble. Le Baron
d'Aubeclair inspira profondément et cria de toutes ses forces :

- Coccoricooooo

Et le nuit impressionnée par ce cri strident, s'en alla très loin.
Le jour revint plus éclatant que jamais et s'étendit sur toute la
Terre. Les habitant se dirent bonjour, travaillèrent et profitèrent
du beau temps.

Plus tard dans la journée, lorsqu'ils furent fatigués, ils demandèrent
au Duc d'Encrenoir de faire tomber la nuit.

- Hou hoooouuuuuu dit le Duc d'Entrenoir.

Le jour, effrayé par ce bruit mystérieux, pris la fuite. Il ramassa
tous les petits bouts de lumière, tout ce qui brillait, luisait et
étincelait. Il prit aussi sa chaleur et ses bruits. Puis partit.

La nuit revint, plongea la terre dans une douce obscurité. Elle
ramena avec elle quelques rêves et de petites berceuses. Les habitants
s'endormirent paisiblement.

C'est ainsi que, depuis ce temps-là, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il
fasse beau temps, la Baron d'Aubeclair et le Duc d'Encrenoir ne
cessèrent de se relayer. L'un levait le jour et réveillait les habitants,
l'autre les endormait en faisant tomber la nuit.


Aujourd'hui encore, à l'aube et au crépuscule, si l'on tendait bien
l'oreille, on pourrait entendre le Duc et le Baron accomplir leur
tâche. Par contre, on ne saurait dire s'ils continuent encore à se
battre. En tout cas, depuis ce temps-là, on ne vit plus aucune
colline disparaître.


L'histoire du jour et de la nuit - Karim Maaloul - Editions du Rocher