publicité

samedi 25 février 2012

Celle que j'aime (version longue)

Lundi, pour la première fois depuis que je la connais, Lison
a déjeuné à la cantine. Elle a grimacé devant les saucisses.
Timidement, elle a dit à la cantinière :

- Je ne prendrai que des légumes, s'il vous plaît. Je suis
   végétarienne.

Alors, PATACLANG ! Sidéré, j'ai lâché mon plateau. Tous
les enfants m'ont regardé. La surveillante a hurlé mais je n'arrivais plus à bouger. Je devenais statue. Mes pieds, recouverts de morceaux de verre, restaient englués dans la purée de pommes de terre. L'air ahuri, j'ai fixé mes
saucisses. Comme deux ressorts jumeaux, elles avaient rebondi et atteri ensemble sur une chaise.


Petit à petit, les bruits autour de moi se sont assourdis. Je n'entendais plus
rien qu'un grondement semblable à celui de la soufflerie d'un parking. Je me
noyais dans la panique, je respirais à peine, j'étouffais même. La nouvelle
m'avait démoli, déboussolé, pétrifié. Mon pauvre cerveau, dur comme un
fossile, ne fonctionnait plus du tout.


Jusqu'alors, j'avais été très amoureux de Lison. J'avais hâte de la voir chaque
matin. Elle m'offrait de merveilleux dessins de libellules aux ailes transparentes
et pailletées. Chaque soir, je scotchais ses oeuvres sur la porte de ma chambre
et j'imaginais notre avenir en souriant. C'était peut-être ridicule, mais je nous
voyais tous les deux charcutiers, comme mes parents, qui tiennent la plus belle
boutique de la ville, au rez-de-chaussée de notre maison.

Ma mère crée des décors originaux pour notre vitrine, qui clignote de mille et
une loupiotes. On dirait que nous fêtons Noël toute l'année. Dans la cuisine,
mon père prépare le meilleur pâté du quartier : au foie, aux pistaches et aux noix.
Maman propose à nos clients d'excellents plats cuisinés. Ils apprécient sa
gentillesse et ses sourires ensoleillés. Mes parents sont tellement heureux de
travailler ensemble. Ils se complètent parfaitement. Maman fait tout ce que papa
ne sait pas faire. Papa fait tout ce que maman ne sait pas faire. Jusqu'à ce midi,
j'avais toujours pensé que Lison saurait me compléter un jour, dans notre belle
charcuterie.


Je n'avais jamais parlé de mes projets ni du métier de mes parents à Lison. Mais
elle, en quelques mots, venait de démolir mon rêve. Maintenant je devais choisir :
Lison ou la charcuterie. Un choix douloureux, impossible. Lison était intelligente
et si jolie ! Mais la charcuterie, c'était ma vie, mon bonheur, mon envie ! Avec
mes parents, j'apprenais le métiers. Je concoctais de délicieuses terrines. Je
tranchais le jambon à la machine. Je préparais la gélatine et les pommes
mousseline. Après l'incident de la cantine, comme je ne pouvais pas avouer à
Lison que j'adorais ce qu'elle détestait, j'ai décidé de ne plus jamais lui adresser
la parole.

Pour ne pas la rencontrer, je me suis caché dans les toilettes jusqu'à la fin de la
récréation. Puis, à quatre heures et demi, quand la sonnerie a retenti, je suis rentré
chez moi en courant, sans me retourner. J'ai pleuré dans mes bras croisés, sur mes
cahiers, sur mon oreiller. Le lendemain matin, j'avais les yeux tout gonflés.
Maman, qui ne connaissait pas l'objet de ma peine, a pensé que j'étais allergique
au pollen. Alors je suis resté au lit, bien à l'abri.

J'avais beau me protéger sous la couette, Lison revenait sans arrêt dans ma tête.
Sur ma porte, les grands yeux noirs de ses libellules me fixaient. Je revoyais ses
jolies mains qui dessinaient si bien et son grain de beauté, comme un minuscule
confetti sur le bout de son nez. Pour oublier Lison, je me suis promis de ne plus
jamais retourner en classe. Je ne voulais pas souffrir face à cet amour impossible.
Cependant, il restait encore trois mois d'école avant la fin de l'année et je me suis
douté que mes allergies printanières ne me serviraient pas d'excuse aussi
longtemps. J'ai essayé de me convaincre que d'autres filles, moins végétariennes
que Lison, pourraient éventuellement me compléter à la charcuterie. Après tout,
Lison n'était sans doute pas irremplaçable.


Malheureusement, Eloïse n'avait pas de grâce, Lina se rongeait trop les ongles,
Flavie n'aimait pas les garçons et Armelle ne parlait que d'équitation... J'ai donc
éliminé ces demoiselles de ma liste. Il restait encore six filles dans ma classe, mais
elles ne m'intéressaient pas du tout, du tout; d'ailleurs, je ne leur avais presque
jamais parlé depuis le début de l'année. Elles ne cherchaient qu'à embrasser les
garçons sur la bouche. Elles faisaient des concours du plus long kiss et
comptabilisaient leurs exploits.

- J'en suis à treize cette année ! se vantait Anastasia.
- Treize !!! Mais où est-ce que tu trouves les garçons ? retorquait Mathilde.
- Ce sont les copains de mon frère !
- Mais ton frère a dix-sept ans !
- Justement, à cet âge-là, ils veulent bien !
- Tu racontes n'importe quoi ! Comment peut-on vérifier d'abord ? Tu frimes et tu
   mens ! Alors que moi, je ne mens pas, je n'en suis qu'à trois kiss cette année,
   mais j'ai tenu deux minutes et dix-sept secondes avec Joseph Ruinard du CM1 ! 
   Et tout le monde peut le confirmer. Sarah nous a même chronométrés !

Je ne pouvais pas envisager de passer ma vie avec de telles idiotes. Personne ne
saurait donc prendre la place de Lison dans mes rêves. Ce soir, Lison m'a
téléphoné :

- C'était triste la récréation sans toi.

J'ai répondu : Merci.

C'est tout ce que je me suis autorisé à lui dire. Un merci qui tremblotait et vacillait
comme une flamme de bougie dans un courant d'air. J'ai raccroché et j'ai frotté
mes yeux qui débordaient de nouveau.

- Qu'est-ce qu'il t'arrive Paul ? m'a demandé maman.

Comment lui avouer que j'était amoureux d'une végétarienne ? Je ne voulais pas
la décevoir. Elle qui passait sa vie au milieu des jambons, des saucisses et des
lardons. Je ne devais pas la trahir. Il fallait continuer à lui ressembler, rester le
meilleur fiston que deux charcutiers aient pu élever.


Maman me connaissait si bien. J'ai eu peur qu'elle devine tout, juste en me
regardant. Souvent je me sens trop transparent. Maman lit en moi tous mes
secrets ! C'est agaçant ! J'avais hâte qu'elle ne me regarde plus et qu'elle s'en
aille. Mais elle m'a dit :

- Pourquoi pleures-tu ? Ce n'est pas une fille tout de même qui te met dans cet
   état ?

J'ai réagi de ma voix tremblante :

- Mais non ! Ne t'inquiète pas maman ! C'est encore le pollen !
- Mouais ! a-t-elle bougonné.

Ce qui signifie en général : Je ne crois pas vraiment à ton histoire mais je ne vais
pas t'enquiquiner plus parce que je n'ai pas que cela à faire. D'ailleurs, elle est
repartie immédiatement à la boutique. Lorsque je suis malade, notre maison-
boutique est très pratique. Maman peut monter me voir régulièrement. Nous
n'avons jamais besoin de baby-sitter. Décidément, chez nous, tout est idéal !
Lorsque je serai grand, je ne pourrai pas habiter ailleurs. Mes parents, eux, ont
déjà décidé qu'ils déménageront à la campagne dès qu'ils prendront leur retraite.
Je pourrai donc m'installer ici avec ma future femme.


J'ai pris des cachets anti-allergie pendant deux jours et je n'ai pas eu le choix, je
suis retourné à l'école. Je ne parlais plus à Lison. Alors, à son tour, elle s'est mise
à pleurer. Elle me trouvait méchant. J'ai résisté à l'envie de la prendre dans mes
bras et de la consoler. Il fallait accepter l'inacceptable : nous n'étions pas fait l'un
pour l'autre.


En classe, j'ai fait semblant d'écouter la maîtresse mais je n'ai pas cessé
d'espionner Lison. Je jetais des petits coup d'oeil inquiets vers sa table. Je ne
voulais surtout pas qu'elle se rende compte que je tenais à elle, malgré tout. C'était
terrible. Mon coeur ne battait que pour elle et mes idées ne tournaient qu'autour
d'elle. Lorsque j'additionnais des mètres, je pensais à la distance qui nous séparait
dans la classe. Lorsque je multipliais des kilos de pommes, je rêvais d'ouvrir un
magasin de fruits pour lui plaire. Mais le pire est arrivé lorsque le prof de gym a fait
l'appel sur le terrain de sport. Au lieu de répondre : présent ! je me suis écrié : Lison

Bien sûr, les élèves m'ont taquiné tout l'après-midi. Les six professionnelles du
baiser sur la bouche ont voulu savoir si Lison et moi "nous l'avions déjà fait".
Je me suis étonné :

- Déjà fait quoi ?
- Le kiss !!! ont-elles hurlé en choeur.

Comme c'était la première fois que j'avais l'occasion de m'adresser à tant de
bêtasses à la fois, j'ai décidé de redoubler de sottise pour me moquer d'elles
toutes. En fait, j'espérais secrètement que Lison remarquerait mon sens de
l'humour. Je sentais bien qu'elle me fixait sans arrêt depuis que j'avais crié
son prénom. J'ai répondu très sérieusement :

- Oui,  nous l'avons déjà fait. Quatorze fois ! Et le plus long kiss a duré deux minutes
   cinquante-huit. Ma grande soeur a chronométré. Je ne mens pas !

Lison, qui tendait l'oreille, a souri. Les six embrasseuses ont blêmi de jalousie,
frappé du talon, fait grincer leurs dents. Puis, flanquant leurs mains sur leurs
hanches pour se donner plus d'épaisseur et d'importance, elles se sont dirigées
vers Lison, de l'autre côté du terrain de volley. Il s'agissait de vérifier mes dires.

Malgré le silence vexant que je lui réservais ces derniers temps, Lison a confirmé
mon mensonge. Puis elle est passé de mon côté du terrain pour ramasser le ballon
et me faire un clin d'oeil. A plusieurs reprises, elle a essayé de me viser avec la balle
en riant, mais je suis resté fier et intouchable. Bon sang ! Qu'il était difficile d'être
insensible à sa complicité et à son humour ! Cette fille était décidément parfaite. Je
souffrais tant de la connaître. Théophile, mon meilleur ami, s'est inquiété :

- Tu es amoureux ou quoi ?
- Quoi.
- Quoi, quoi ? s'est-il énervé. Ca n'est pas une réponse ! Sois tu l'aimes et tu lui dis,
   soit tu ne l'aimes pas, mais alors tu ne cries pas son nom n'importe quand. Il faut
   être logique dans la vie !
- Mais je ne peux pas être logique ! Je l'aime alors qu'elle ne m'aimera jamais !
- Et pourquoi ça ?
- Elle n'aime pas les saucisses !

Théophile a éclaté de rire et m'a traité de fou :

- Tu te prends pour une saucisse maintenant ?
- En quelque sorte. Tu sais bien que mes parents sont charcutiers.
- Mes parents à moi sont dentistes. Ce n'est pas pour ça que je suis une molaire ! Et
   puis je ne vois pas ce que viennent faire les saucisses dans cette histoire d'amour.
- Les saucisses ont détruit mes rêves...

Théophile m'a touché le front. Il a tout de suite soufflé sur sa main :

- Tu es fiévreux ! Tu délires complètement !

Avant de rentrer à la maison, Lison s'est collée à moi dans le rang que nous avions
formé pour regagner la porte de l'école.

- Quand est-ce que tu vas me reparler ? Je sais que tu en meurs d'envie !

J'ai pressé le pas pour éviter de sourire. J'ai doublé les autres et je me suis enfui en
courant. De nouveau, j'ai pleuré, de nouveau, j'ai souffert, de nouveau, je n'ai eu
dans la tête que les mains de Lison qui dessinent et le mini-confetti qui décore le
bout de son nez. J'étais obsédé. Pour l'oublier, j'ai regardé un film drôle. Mais rien
ne parvenait à me faire rire. Vite, j'ai avalé mon dîner et je me suis couché, tout
habillé.

Le lendemain matin, sous la porte de la charcuterie, j'ai découvert un beau dessin
de libellule accompagné d'un petit mot.

Théophile m'a parlé de ton étrange problème de saucisses, alors je t'ai suivi
jusqu'ici et j'ai tout compris ! Je t'aime comme tu es. Lison.

Je suis parti à l'école en sifflotant. Léger comme les dessins de Lison. Je volais, je
dansais, je tournoyais de bonheur. Je venais de réaliser que s'aimer ne signifiait pas
forcément se ressembler. Mais il a fallu affronter la réalité. Lison ne deviendrait,
malgré tout, jamais charcutière ! Comme je n'avais rien à perdre, je me suis lancé,
tel un chevalier téméraire :

- Accepterais-tu, malgré tout, un jour, de devenir ma charcutière ?
- Oui ! m'a-t-elle répondu, sans hésiter. On ouvrirait la première charcuterie
   végétarienne ! On y vendrait du janmbon de soja, du pâté de luzerne, des
   tas d'aliments qui n'existent pas encore...
- Du saucisson de fleurs !

J'était content de ma trouvaille, content de plaire à Lison qui me regardait avec tendresse.

- Du boudin de fruits rouges ! a-t-elle surencheri en
   riant !

Ainsi avons-nous rêvé ensemble toute la matinée.
J'ai compris alors que, entre Lison et moi, c'était
parti pour la vie. J'ai pleuré encore, mais cette
fois, des larmes de joie. Et je suis rentré chez
moi. Comme mes yeux étaient un peu bouffis,
pour rassurer maman, une dernière fois j'ai dit :

- C'est à cause des pollens, à mon avis ! 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire