Le lendemain, une foule de cuisiniers alléchés par la
récompense a envahi le château. Chacun d'eux
porte un panier plein de grenouilles.
- Afin de guérir votre roi, qu'une grave maladie ronge,
annonce Fulbert, vous allez tous préparer une tarte
à la grenouille. Je couvrirai d'or celui qui trouvera la
recette qui me sauvera.
Aussitôt, les cuisines du château sont prises d'assaut. Les cuisiniers crient, la farine
vole et les grenouilles sautent dans tous les sens. Le chambellan contemple le
désastre en hochant la tête. "Et qui va nettoyer tout ça ? pense-t-il. C'est encore
moi !" A midi, la serviette autour du cou, Fulbert 1er attend avec impatience qu'on
le serve. Cette armée de cuisiniers a dû préparer des dizaines de tartes à la
grenouille. L'une d'elles sera la bonne, le roi en est certain. Et il fait confiance à son
énorme appétit pour les manger toutes !
- Le roi est servi, annonce le chambellan.
- Mille foies gras ! s'écrie Fulbert en ne voyant arriver qu'un tout petit marmiton
portant une soupière. Qu'on m'explique !
- C'est que... balbutie le chambellan, personne n'a pu faire de tarte. Les grenouilles
ont toutes réussi à s'échapper. J'ai fait préparer du bouillon...
- Du bouillon !
roi grimace. Mais, soudain, un homme poudré
de farine surgit dans la salle. Il porte un plat
recouvert d'une cloche d'argent.
- Moi, j'ai réussi ! annonce-t-il fièrement. Ca
n'a pas été facile, mais votre Majesté m'en dira des nouvelles !
- Sauvé ! s'écrie Fulbert. Vite, mon ami ! Servez-moi, que je guérisse !
de grenouilles s'échappent en coassant !
cuistots incapables en prison !
Puis, d'un air maussade, il ajoute :
- Et apporte-moi le bouillon...
Ce maigre repas terminé, Fulbert repousse son écuelle et soupire :
- Je ne guérirai donc jamais !
- Je pense que si vous pêchiez les grenouilles vous-même, cela vous guérirait, dit
alors le médecin.
- Mais bien sûr ! s'écrie le roi en se dressant sur son siège. Dès demain, je m'y mets !
En attendant, je jure de ne manger que du bouillon !
Le lendemain matin, voilà Fulbert parti, tête nue, en
direction de l'étang. Il porte sur l'épaule une
branche de noisetier à laquelle pend un chiffon rouge.
"J'étais le meilleur pêcheur de grenouilles du royaume
quand je n'étais encore qu'un petit prince", pense-t-il.
Arrivé au bord de l'eau, il agite le chiffon rouge
au-dessus des nénuphars.
Mais les grenouilles étaient plus faciles à prendre
autrefois. Le roi a beau patauger, plonger sur les bondissantes bestioles au
au château, fourbu et crotté, la nuit tombe. Dans la salle à
manger, le bouillon fume dans une écuelle.
- Demain, je les aurai ! rage Fulbert en empoignant sa
cuillère.
- C'est votre seule chance de guérir, dit le chambellan en
nouant la serviette autour du cou du roi.
Le lendemain, les grenouilles refusent toujours de se laisser
prendre et, vers dix heures, le roi a un petit creux. Affamé,
il abandonne sa canne à pêche au bord de l'eau et s'enfonce dans la forêt.
- Mon royaume pour quelques framboises, gémit-il. Ma couronne contre une
poignée de noisettes !
Mais ce n'est ni la saison des framboises, ni celle des noisettes ! Le roi finit par se
perdre et arrive devant une petit maison nichée au pied d'un énorme chêne. "Je
vais demander mon chemin", se dit Fulbert.
femme apparaît.
- Entrez donc, dit-elle.
la maison.
En voyant le regard d'envie de Fulbert, elle ajoute :
Les yeux brillant de convoitise, le roi fait oui
de la tête. Flora verse la soupe dans une
écuelle. Assis sur un tabouret de bois, le roi
engloutit le breuvage d'un trait, s'essuie
les lèvres d'un revers de manche et tend son
assiette. Flora plonge à nouveau la louche dans la marmite. La deuxième écuelle est avalée comme la première, d'autres suivent... Si bien qu'à la fin, Flora s'excuse :
- La marmite est vide...
Les deux mains posées sur son ventre rebondi, Fulbert semble enfin rassasié.
- Vous avez un solide appétit ! dit Flora. Il faut dire que vous êtes plutôt ... fort !
Fulbert 1er rougit. La dame a dit fort : elle n'a
pas voulu dire gros, de peur de la vexer !
Bon sang, c'est bien la première fois de sa vie
qu'il regrette son ventre énorme et son triple
menton. Il a envie de parler de sa maladie, la
redoutable boulimite, des régimes qu'il
n'arrive pas à supporter, de la tarte à la
grenouille qui seule peut le sauver...
Seulement voilà, lui, le roi, il n'ose pas.
- Vous aimez la tarte ? demande alors Flora.
Fulbert sursaute. C'est un signe du destin. Flora est une fée ! Elle va sortir de
l'armoire une tarte à la grenouille, il va la manger et il sera guéri !
- La tarte à la... balbutie-t-il. Oui, j'adore ça !
- C'est une tarte aux pommes, de mon jardin, dit-elle.
"Est-il possible d'être roi et aussi bête ! se dit Fulbert. Je crois encore aux contes de
fées...". Ce qui ne l'empêche pas de manger une part de tarte tout en bavardant
avec Flora. Mais il se fait tard...
- Je dois partir, dit Fulbert. Merci pour le repas !
- Revenez quand vous voulez...
Le roi s'éloigne, adressant des signes de la main à Flora.
- Je reviendrai demain, crie-t-il avant de disparaître.
Chapitre 5
A la tombée de la nuit, Fulbert 1er arrive dans la salle à manger du château.
- Il est tard, Majesté, dit le chambellan. Dois-je faire réchauffer le bouillon ?
- Inutile, mon ami, répond le roi avec un large sourire. Je n'ai pas faim et je suis
fatigué. D'ailleurs, je vais me coucher...
château avec son matériel de pêche. Il ne rendre que fort tard, sans grenouilles
et surtout sans appétit. Dès que le roi est couché, le chambellan appelle le médecin et lui dit :
- Notre roi refuse le bouillon de légumes. Il doit
manger en cachette !
- C'est hélas possible, dit le médecin.
Les jours passent, le roi rentre toujours aussi tard et
se couche aussitôt... Chaque soir, la tête sur
l'oreiller, il pense à Flora, aux longues promenades
qu'ils font tous les deux... A midi, elle lui a fait une
tarte à la rhubarbe... Délicieuse ! Et il a enfin osé lui
parler de sa maladie. De la tarte à la grenouille,
aussi... Elle a promis d'en préparer une demain. Finalement, le roi s'endort en rêvant à sa jolie cuisinière. Pendant ce temps, le chambellan et le médecin complotent :
- Le roi a maigri, dit le chambellan. Il y a là un mystère que nous devons éclaircir.
- C'est entendu, dit le médecin. Demain, nous le suivrons.
Le lendemain, à l'aube, le roi trottine sur le chemin. Deux ombres courbées le
suivent sans bruit. Arrivé près de l'étang, le roi pose sa canne à pêche au
- Vous voyez, chuchote le chambellan. Il ne
pêche pas !
- C'est ma foi vrai, constate le médecin.
Bientôt, ils voient Fulbert pousser la porte de la petite maison.
- Je le savais ! s'écrie le chambellan. Il mange en cachette !
Le médecin risque un oeil à l'intérieur. Il aperçoit le roi et, près de lui, une femme
plutôt jolie... Sur le buffet, une tarte refroidit. Le médecin sourit. Sur la pâte
dorée, une douzaine de grenouilles en pâte d'amandes sont sagement alignées.
Une tarte à la grenouille ! Mais, curieusement, ce n'est pas la tarte qui semble
intéresser Fulbert 1er, c'est la cuisinière ! Il la dévore des yeux...
- Alors ? demande le chambellan.
- Ce que je viens de voir, dit le médecin, même les chambellans doivent l'ignorer.
Tout ce que je peux dire, c'est que notre roi sera bientôt guéri.
Fulbert 1er convoque toute sa cour. Il
paraît minuscule sur son trône et flotte
dans ses vêtements trop larges.
- Mesdames et messieurs, annonce-t-il,
votre bon roi souffrait de boulimite. Il
est maintenent guéri, et cela grâce à un remède miracle : la tarte à la grenouille.
Le chambellan murmure à l'oreille du médecin :
- Notre bon roi a maigri par amour.
- Et la tarte à la grenouille ?- Secret médical ! répond le médecin en clignant de l'oeil.
Fulbert 1er s'est levé. Il s'adresse à la cour :
- Et comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, j'ai le plaisir de vous
annoncer mon mariage avec dame Flora.
- Je donnerai un grand-festin pour mes noces,
ajoute Fulbert 1er.
- Un petit festin, mon ami, fit Flora d'une voix
douce. Et il y aura de la tarte à la grenouille
au dessert...
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