publicité

mardi 17 avril 2012

Parfum de sorcière (chapitre 1 & 2)

Un - Des parfums épouvantables

Il était une fois une sorcière qui sentait très très mauvais, mais alors très très
mauvais. Comme toutes les sorcières, elle avait un menton crochu et une
verrue sur le nez, mais ce n'était pas sa tête, ni son habit tout sombre, ni son
balai au manche taillé dans un gros os qui faisaient peur, c'était son odeur :
pouah !

Jamais personne ne s'approchait du bois où elle vivait, tellement l'air y était
irrespirable. Pour lui apporter son courrier, on avait choisi un facteur qui
n'avait pas de nez. Seule une sorte de corbeau déplumé supportait la
compagnie de la sorcière. L'oiseau avait noué un mouchoir autour de son
bec et, dans un cri grinçant, il répétait :

- Vieille cochonne !

Mais aussitôt la sorcière le faisait taire, en lui soufflant à la face son haleine
d'oeuf pourri. A longueur de temps, la sorcière faisait bouillir mille puanteurs.
Penchée au-dessus de la marmite, elle rigolait de ses dents jaunes. Elle disait :

- Je fais des parfums qui puent. Hé, hé, hé !

Sa maison était remplie de flacons de toutes sortes, qui contenaient de quoi se
faire boucher le nez à la terre entière. Il y avait là des essences de jus d'égouts,
de diarrhées de canards, de cambouis de moteurs, de rots d'hippopotames, de
vomis de papillons, de médicaments amers et de bien d'autres choses aussi
dégoûtantes.

Chaque fois qu'elle partait, la sorcière se vaporisait des pieds à la tête d'une de
ses mixtures. Elle se coiffait en arrière, elle se frisait une dernière fois le poil de
la verrue, puis elle s'exclamait devant son miroir :

- Germaine, t'es la miss monde des sorcières !

Rien ne plaisait autant à la sorcière que de faire des blagues puantes. Alors, les
sacoches de son balai chargées d'un grand choix d'effluves, elle s'envolait vers la
ville. Elle regardait la liste des gens qu'elle avait dans le nez.

A une pervenche qui verbalisait des voitures en stationnement, elle lui cassait
discrètement sur le chapeau une ampoule de pipi de mouches. A une autre, un
extrait de relent de benne à ordures. A un voisin grincheux, elle arrosait les pots
de fleurs d'une décoction de marée noire. A une institutrice moustachue, elle
glissait dans son sac de la transpiration de soldat.

Une fois ses sacoches entièrement vides, elle repartait vers sa cabane, où l'espèce
de corbeau l'attendait en sirotant de la limonade aux orties.

2 - Amour et détours

C'était ainsi que la sorcière occupait la plupart de son temps, jusqu'au jour où un
événement, somme toute assez ordinaire, vint bouleverser sa vie. Sur une large
avenue, alors qu'elle cherchait à faire des niches à quelqu'un, elle croisa un grand
monsieur, fort distingué, avec une belle moustache. Il portait deux valises en similicuir.

Au passage, il fit un délicat sourire à la sorcière, qui, tout étonnée, abandonna son
balai. Il n'en fallut pas plus pour qu'elle tombât amoureuse. Sa vie se transforma.
Très tôt le matin, elle se pomponnait devant le miroir. Elle se colorait les paupières
de bleu de papier carbone. Elle se poudrait le visage de farine, de champignon.
Elle s'enduisit les lèvres d'une purée de racines rouges.

Elle s'aspergeait de ses parfums les plus rares et les plus rances. Elle se tartinait
plusieurs fois les cheveux de gel de crachats d'anguilles, parce que le balai volant,
c'est pratique, mais ça décoiffe. L'espèce de corbeau mourait de rire en regardant
sa maîtresse. Dans un étranglement, il soufflait :

- Non, non dieux du ciel, quel carnaval ! Qui voudrait d'une pareil mocheté ?

Paf ! en guise de réponse, la sorcière lui filait un coup de fer à friser. Vêtue d'une
robe en dentelle de serpillière, le coeur battant, elle prenait le chemin de la ville.
Là-bas, elle traînaillait dans les rues, à la recherche du grand monsieur distingué et
moustachu. Elle faisait le tour des grands magasins, des terrasses de café, des
jardins publics, mais l'élégant monsieur avait disparu. C'était à croire qu'elle avait
rêvé. La sorcière en voulait à la ville entière. Elle ronchonnait :

- Pas étonnant, qu'est-ce qu'un homme de cette classe-là ferait dans une ville
   pareille ?

Les passants rentraient leur nez,leurs oreilles dans leur tête, et faisaient un crochet
pour l'éviter. La sorcière ne mangeait plus, ne dormait plus; bref, elle dépérissait.
Le jour, elle arpentait la ville; la nuit, elle procédait à d'incroyables expériences qui
devaient lui permettre de retrouver le mystérieux monsieur. Mais aucune de ses
recherches ne portait ses fruits.

Un matin, la sorcière resta au lit. Elle avait décidé de ne plus penser à cet imbécile
invisible de grand bonhomme distingué. Elle siffla entre ses dents :

- Je ne vais quand même pas faire le tour de la planète pour un homme, ça non !
- Ouaf ! Un grand amour vaut bien un grand détour..., ajouta, songeur, l'espèce
   de corbeau.
- Ferme ta boîte, toi, conclut la sorcière.

C'est alors que quelqu'un frappa à la porte. Jamais personne ne venait frapper à la
porte de la sorcière. Les rares fois où le facteur sans nez apportait du courrier, il
l'abandonnait au bout du chemin.

- Qui ça peut bien être ? interrogea la sorcière.
- Je vole voir, répondit aussitôt l'espèce de corbeau, qui colla son oeil au trou de
   serrure. C'est une valise, annonça l'oiseau déplumé.
- Bougre d'abruti ! Les valises ne frappent pas toutes seules aux portes ! s'écria
   la sorcière.

D'un coup sec, la sorcière ouvrit la porte. Elle n'en crut pas ses yeux. Le grand
monsieur distingué et moustachu était sur le seuil, une valise en similicuir à chaque
main. Il eut à peine le temps d'esquisser un sourire que la sorcière était déjà devant
son miroir en train de se refaire une beauté. Un coup de peine par-ci, un coup de
bombe tue-mouches par-là, et elle était revenue devant le beau monsieur.

- Euh... oui ? demanda-t-elle, verte de confusion.

D'une voix savonneuse, le beau monsieur lui dit :

- Henry Delamarque, représentant en savonnettes et autres produits de beauté.
- Ger... Ger... Germaine Chaude-veine, bafouilla la sorcière.

La sorcière le fit entrer. Elle lui demanda son chapeau. Elle l'invita à s'asseoir. Elle
parla, parla. Elle lui raconta n'importe quoi, qu'il avait beaucoup de chance de la
trouver à la maison, parce qu'elle était top modèle, qu'elle était toujours en
vadrouille, partie aux quatre coins du monde, qu'elle posait dans des magazines
pour les sorcières, habillées par les plus grands couturiers.

Ils prirent le café, le thé, puis encore le café, puis encore le thé. Ils ne virent pas le
temps passer. Finalement, le grand monsieur distingué et moustachu se leva. Il
n'avait presque pas parlé. Il n'avait fait qu'opiner du chef. Mais il avait passé un
délicieux moment. Il avait beaucoup ri. Pas un instant, il ne s'était rendu compte
que la maison de la sorcière sentait mauvais. Au contraire, comme son nez était
trop habitué à respirer les parfums artificiels des shampoings ou des sels de bain,
il avait trouvé là comme une bonne odeur naturelle, semblable à celle qui se dégage
de la forêt juste après une pluie d'été.

Avant de partir, Henry Delamarque fit cadeau à la sorcière d'un lot de crèmes, de
mousses, de lotions à la violette, au chèvrefeuille. Il offrit un flacon d'après-rasage
à l'espèce de corbeau, qui le but d'un seul trait. Avec les produits que lui avait
donnés Henry Delamarque, la sorcière fit du sirop contre les pieds plats. Ce fut
un prétexte pour revoir le grand monsieur, qui lui avait laissé son numéro de
téléphone.

C'est ainsi que la sorcière et Henry Delamarque se virent tous les jours. Ils étaient
très amoureux. Lui se passionnait pour les expériences de la sorcières, des
"travaux d'intérêt hautement écologique", selon ses termes. Germaine, elle,
s'amusait à faire des bulles de savon puantes et à bombarder l'espèce de corbeau,
qui, résigné, clamait :

- Quelle vie de chien...

Henry Delamarque perdit bientôt son travail. Il fut mis à la porte, pour faute
professionnelle, parce qu'il sentait trop fort. Quand il entrait dans une parfumerie
avec ses valises pleines de savonnettes, il faisait fuir les clients, qui, leurs
portefeuilles sur le nez, disaient :

- Ouh, là, là ! Ça sent le fauve.

Henry Delamarque s'installa chez la sorcière. Il passait ses journées à ne rien faire.
Il buvait du thé, du café, de la limonade aux orties. Il jouait aux cartes avec
l'espèce de corbeau, qui, soit dit en passant, était le roi des tricheurs. La sorcière
ne reconnaissait plus le grand monsieur fort distingué qu'elle avait connu. Son
costume était devenu crasseux.

Sa belle moustache s'était transformée en barbe hirsute. Il ne se lavait plus. Il ne
cirait plus ses souliers. Tout cela finissait par déplaire à la sorcière. Elle l'aimait
moins. Elle le mettait en garde :

- Vous vous laissez aller, mon ami.

Le grand Henry riait. Il lui tendait un pied déchaussé, et il répondait :

- Allons, Germaine, sentez donc cette odeur de chaussettes... Exceptionnelle, non ?
   Un petit miracle, une révolution dans les parfums de sorcière, non ?

Ce qui devait arriver arriva. Un matin, la sorcière flanqua Henry Delamarque à la
porte. D'un coup de balai, elle l'expédia par-dessus la forêt.

- Chacun ses puces ! cria-t-elle, en claquant la porte.

Là-dessus, elle donna une taloche à l'espèce de corbeau, qui fumait, assis dans le
sofa, un vieux mégot de poils de moquette.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire