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jeudi 26 avril 2012

Le curé et le chapon

Lorsque le voyageur poussa la porte de
l'auberge, une bonne odeur le saisit
agréablement aux narines. Il avait bien
choisi son étape. La cuisine semblait
parfaite. La source de son enchantement
était un chapon aux morilles qui trônait sur une table.

Devant le chapon, un curé, serviette autour du cou, s'apprêtait à donner le
premier coup de fourchette. Le voyageur, ayant parcouru un long chemin,
avait une faim d'ogre. Il commanda d'une voix forte un chapon semblable
à celui-là et un pichet de vin. L'aubergiste prit un air désolé pour dire :

- Messire, je suis désolé, ce chapon était le dernier. Nous n'avons plus rien
   en cuisine. Il vous faudra vous contenter d'un quignon de pain avec le
   pichet!

L'homme déçu, se tourna vers le prêtre et lui demanda sans dissimuler son
envie :

- Alors il ne me reste plus qu'à vous demander de partager, curé ! Voilà
   un bien gros chapon pour un saint homme ! Il y aura bien part pour deux.
   Je vous en donnerai un bon prix.

C'était sans compter sur la gourmandise du curé qui, entourant le plat de ses
deux bras, répondit, offusqué :

- Pour qui me prenez-vous ? Je n'ai que faire des biens matériels ! Gardez
   votre argent ! Moi, je garde ma nourriture.

Le voyageur dut se résigner à mastiquer son pain, sans quitter pour autant
le chapon des yeux. Il suivait chaque bouchée que le curé avalait. Enfin, il
déclara malicieusement en pliant son couteau :

- Révérend, merci ! Je me suis empli les yeux de votre chapon, au point
   que mon pain en a pris le goût. C'était délicieux !

Le curé, qui ne prisait guère la plaisanterie, s'écria :

- Et tu oses t'en vanter, voleur ? Tu dois me payer le prix de l'odeur que
   tu as mangée !

Le voyageur crut à une boutade. Mais l'homme d'église n'en démordait pas.
Les clients de l'auberge commençaient à faire cercle autour des belligérants.
Les paris allaient s'ouvrir sur qui l'emporterait. Le curé fit appeler son
sacristain et lui demanda de juger l'affaire de façon impartiale. Celui-ci s'enquit :

- A combien estimez-vous le dommage, révérend ?

- Il m'en a bien mangé pour un réal* d'argent.

S'adressant au voyageur, le sacristain dit :
- Confiez-moi, messire, un réal d'argent.

L'homme s'exécuta. Le curé se frottait déjà les
mains. Le sacristain lança la pièce sur le sol,
où elle rebondit en résonnant. Le serviteur,
qui avait quelque bonne raison de se plaindre
de son curé, déclara :

- Avez-vous entendu le bruit du réal d'argent, mon père ?
- Oui, je ne suis pas sourd !
- Vous voilà donc payé du bruit d'un réal pour l'odeur volée d'un chapon !

Les badauds rirent sous cape, en pensant qu'à défaut d'un bon curé ils avaient au
moins un excellent sacristain.


* Ancienne monnaie espagnole valant un quart de peseta.

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