Aussi rusé soit-il, Leuk le lièvre se laisse parfois berner. Mais soyez tranquille,
il repart toujours sur ses quatre pattes.
Un jour, qu'il voyageait dans un pays lointain, hors des limites du Sénégal, où
son humeur vagabonde l'avait conduit, il décide de se coucher dans un petit
creux de sable entouré de ces cactus que l'on appelle Figues-de-Barbarie.
Bonne précaution pour se protéger, car seuls de très petits animaux peuvent
se faufiler sous les dangereuses épines. Il se prépare un gite confortable, quand
il entend une voix plaintive qui l'appelle :
- Leuk ! Leuk Sène ! viens me délivrer. Depuis des jours et des jours je suis
prisonnière des épines. C'est ma patronne, une sorcière repartie chez les
Diables, qui m'a jeté là pour que personne ne me trouve.
Leuk, prudent mais curieux, tend l'oreille, avance en rampant sous les cactus
et découvre une calebasse de bois, ornée de sculptures bizarres. C'est elle à
n'en pas douter qui lui a parlé. Elle continue d'ailleurs à gémir doucement.
Leuk n'aime pas beaucoup ce qui touche au domaine des Diables, mais sans
doute serait-il encore plus dangereux de reculer. Il tire donc la calebasse
magique et après bien des efforts et quelques épines dans l'arrière-train, il
délivre l'objet et le pose à ses côtés.
- Merci, ami Leuk, dit la calebasse. Je t'appartiens désormais. Tu es mon
Maître. A ton ordre, je m'emplirai selon ton gré.
- Est-ce possible ! Alors sers-moi un bon couscous car j'ai une faim atroce !
Aussitôt une agréable odeur vient chatouiller les moustaches de Leuk et la
calebasse s'emplit d'un couscous bien gras, et riche en belle viande.
Imaginez la joie de Leuk ! Après avoir nettoyé son plat jusqu'au bois, il le
glisse dans sa besace et s'endort.
Après un bon somme, et s'étant assuré que la calebasse est toujours là,
Leuk reprend sa route.
Le deuxième jour, il décide de faire halte au pied d'un gros caïlcédrat qui
l'abritera aussi bien de l'ardeur du soleil que de l'humidité de la nuit.
A peine est-il étendu sur le dos, les mains derrière la tête, qu'il lui semble
entendre parler dans les branches de l'arbre. Il tend l'oreille et la voix lui
parvient :
- Leuk ! Leuk Sène ! Viens me délivrer, je t'en supplie. C'est ma patronne
la sorcière, partie au pays des Diables, qui m'a jeté dans ce nid de
charognards dont je ne puis sortir.
Tiens ! se dit Leuk, voilà encore une bonne affaire pour moi. Mais comment
monter sur cet arbre immense ? Il pense aussitôt à la calebasse, la sort du
sac, la pose à terre et lui demande :
- Calebasse, donne-moi une longue corde.
Et aussitôt la calebasse déroule une belle corde qui monte d'elle-même à la
première branche et s'y noue solidement. Leuk n'a plus qu'à grimper. Il arrive
auprès du nid et voit un gros œuf noir qui gémit, gémit à fendre l'âme.
- Tiens ! C'est un œuf qui…
Mais il n'a pas le temps de terminer sa phrase que, pan, pan, l'œuf lui saute
sur le crâne et le laisse assommé au bord du nid. A peine entend-il comme en
rêve l'œuf qui s'écrie :
- Je ne suis pas un œuf ! J'interdis que l'on m'appelle œuf ! Je suis un caillou
roulé par le fleuve, un caillou magique.
Lorsque le lièvre revient à lui, il est encore pendu, en équilibre sur ses brindilles,
bien près de s'écraser au pied de l'arbre. L'œuf se met alors à parler :
- Leuk ! Ami Leuk ! Je ne te veux aucun mal ! Au contraire je me donne à toi.
Tu seras mon Maître si tu me délivres. Mais je ne suis pas un œuf ! Je suis
un caillou magique ! Quiconque prononce devant moi le mot œuf est aussitôt
assommé.
Leuk, vous le pensez, retient sa langue. Il prend le caillou magique avec précautions,
et se laisse glisser le long de la corde. Arrivé en bas, il replace calebasse et caillou
dans son sac, met le sac sous sa tête et s'endort tranquillement.
Après la sieste, il reprend sa marche dans le pays inconnu et sa curiosité le pousse,
toujours plus en avant, toujours insouciant et joyeux.
Comme il arrive aux portes d'une grande ville, il s'arrête dans les broussailles pour
réfléchir.
"Mieux vaut, se dit-il, ne pas emporter avec moi mes précieux compagnons. Dans
une ville inconnue je risque d'être fouillé ou interrogé, et je ne veux prendre aucun
risque.
Il sort la calebasse, lui demande de s'emplir d'or. Aussitôt pièces et lingots brillent
au soleil. Leuk remplit ses poches, certain désormais d'être bien accueilli; car l'or
est un langage compris de tous les peuples de la terre. Il enfouit au plus profond du
taillis calebasse et caillou magique et, désinvolte, franchit les portes de la ville.
A peine quelques jours sont-ils écoulés qu'il n'est que bruit dans la ville, de cet
étranger aux longues oreilles, qui disperse son or sans compter. Les familles nobles
ayant filles à marier l'invitent à leur table; joueurs et voleurs le suivent sans pouvoir
prendre son adresse en défaut. Le bruit parvient aux oreilles du Roi lui-même qui en
a quelque ombrage et décide de savoir d'où vient la fortune de l'étranger.
Un soir donc, il fait prendre Leuk par ses soldats qui, sous un prétexte futile, le
conduisent en prison.
Le pauvre Leuk a beau protester, invoquer les lois du pays, il est proprement rossé
et mis au cachot, après avoir été dépouillé de son or.
Le lendemain il est conduit devant le Roi qui l'interroge sur ses ressources. Comme
Leuk est incapable de lui indiquer d'où il tire ses revenus, le Roi convoque le Tribunal
et accuse Lièvre d'être un habile voleur, venu dépouiller les habitants de la ville.
- Sire, dit alors Leuk, laissez-moi quelques heures de liberté et je vous ramènerai
la calebasse magique avec laquelle je puis obtenir tout à volonté. Mais elle n'obéit
qu'à moi seul et personne ne doit connaître sa cachette.
Le Roi, séduit par une telle espérance, accorde à Leuk sa liberté, tout en l'avertissant
que s'il s'avise de vouloir s'échapper, il donnera l'ordre à l'armée d'encercler tout le
royaume.
Voilà donc notre ami contraint de révéler son secret. Il se glisse furtivement hors de
la ville, regagne sa cachette et prend sa calebasse magique qu'il glisse dans sa besace.
Il lui faut une heure à peine pour revenir chez le Roi, qui le reçoit aussitôt.
Leuk s'assied au pied du trône et demande à la calebasse de s'emplir de bijoux.
Aussitôt les bijoux ruissellent aux pied du Roi qui s'en saisit avidement, les portes
devant ses yeux, les distribue à ses épouses.
- Leuk, dit-il, mon cher, mon très cher ami, tu vas rester attaché à ma personne.
Tu ne me quitteras plus et je vais étonner toute l'Afrique par ma fabuleuse fortune.
Le Roi use et abuse de la calebasse. Mais il a tellement peur que le lièvre lui échappe,
qu'il le fait enfermer près de sa chambre dans une cage dorée. Imaginez le malheureux,
grand coureur de savanes, les pattes raidies dans ce petit espace. Il menace le roi de
ne plus rien demander à la calebasse magique, mais le Roi le fait rosser par ses gardes.
Il le supplie de le laisser libre, mais le Roi se doute de l'usage qu'il va faire de sa liberté.
Leuk est vraiment désespéré, comment lui, le rusé, a-t-il pu se laisser conduire dans un
tel piège ? Un jour, il s'aperçoit que Diargogne l'araignée a tissé sa toile dans un coin
de la cage. "Sûrement, se dit-il, elle est chargée de m'espionner."
Aussitôt, il imagine de se servir d'elle pour se tirer d'un aussi mauvais pas.
- Diargogne, je te remercie d'avoir osé me tenir compagnie, alors que je ne suis qu'un
malheureux captif de ton Roi. Tu es une bonne et loyale amie.
Etonné de ce langage, Diargogne pense que Leuk est plus naïf qu'on ne le dit, mais
elle se garde de révéler qu'elle a été placée là pour l'espionner. Elle répond donc
gentiment au Lièvre :
- On m'avait dit que tu étais le plus aimable des habitants de la brousse et c'est
pourquoi je me suis permis de m'établir chez toi. Je n'ai guère l'habitude que l'on
me parle si courtoisement.
Leuk continue de bavarder avec Diargogne et lui demande, alors que tout le palais
est endormi :
- Diargogne, aide-moi à sortir de cette cage. J'ai caché non loin d'ici une autre calebasse
magique bien plus grande que celle-ci. Nous la prenons et fuyons ensemble. Je
partagerai avec toi toutes mes richesses.
Dès l'aube, l'araignée va trouver le Roi et lui raconte ce que le lièvre a proposé.
- Ainsi, dit le Roi, il a une calebasse plus grande encore que celle-ci et il se gardait
de nous le dire. Nous allons lui ouvrir la porte, mais il sera conduit par ma garde
et ramené ici-même.
Aussitôt fait que dit. Le Roi rassemble sur l'heure ses gardes. Il ouvre la cage de Leuk
et lui dit :
- Malgré les bons soins dont tu es entouré, non seulement tu cherches à t'évader, mais
encore tu dissimules une part de tes richesses ! Tu vas, sous bonne escorte, aller
chercher la grande calebasse dont tu as parlé cette nuit.
Leuk fait semblant de nier, mais les bâtons des gardes le font réfléchir. Il part à
contre-coeur vers les portes de la ville.
Le voici à travers les broussailles où les gardes ont beaucoup de peine à pénétrer, mais
ils ont pris soin d'attacher Leuk pour prévenir toute évasion.
Enfin, Leuk arrive à sa cachette avec les quatre gardes qui l'encadrent. Il gratte un
peu la terre, met à jour "l'oeuf" magique, ou plutôt la pierre noire qu'il avait cachée là.
- Voilà, dit-il, aux gardes, mon autre calebasse.
- Mais c'est un oeuf ! dit le chef des gardes.
Il n'en dit pas plus long car le caillou lui fait éclater la tête.
- Attention à l'œuf ! dit le deuxième, et sa tête vole en éclats.
- C'est un œuf magique ! dit le troisième.
- Leuk, arrête cet oeuf ! dit le quatrième.
Et cric, crac, les deux autres gardes sont étendus. Leuk met alors l'oeuf-caillou magique
dans un sac et reprend le chemin du palais. Il y arrive seul, au grand étonnement du Roi.
- Où sont mes gardes ? s'écrie-t-il.
- Vos gardes se sont égarés. J'ai voulu vous montrer ma bonne foi et vous prouver
ma fidélité.
- As-tu la calebasse ?
- Elle est là dans mon sac. Mais elle ne peut travailler qu'en compagnie de l'autre.
Faites apporter la petite et je commencerai.
Le roi fait apporter la calebasse qu'il enfermait dans ses coffres et ne sortait que pour
ordonner à Leuk de lui demander or et pierreries.
Dès que Leuk a récupéré sa calebasse, il ouvre son sac et fait rouler l'œuf noir au
pied du Roi :
- Menteur ! dit le Roi, imposteur ! Que veux tu que je fasse de cet œuf ?
L'œuf n'a aucun respect pour le crâne du roi qu'il ouvre comme une courge trop mûre.
Et comme chacun crie, se précipite, l'œuf ne sait où casser des têtes.
Leuk, lui, n'en demande pas plus. Il met dans son sac sa précieuse calebasse et détale
à toutes jambes à travers la savane, laissant en cadeau la moitié de son bien, c'est-à-dire
le caillou magique, celui dont il pouvait facilement se passer.
Le lièvre franchit la frontière dégarnie pour les funérailles du Roi.
Mais dans cette région, ne vous attendez pas à rencontrer le moindre lièvre, pas plus
de jour que de nuit.
Leuk, ni ses enfants, ni les enfants de ses enfants, n'y remettront jamais le nez.
Contes et légendes du Sénégal - Fernand NATHAN - A. TERRISSE