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jeudi 11 août 2011

L'homme à la peau d'ours

Il y avait une fois un jeune gaillard qui s'était engagé dans
l'armée et qui s'y comporta vaillament. Il était toujours le
premier à l'assaut quand les autres hésitaient sous les
balles. Tant que dura la guerre, tout alla bien pour lui;
mais une fois la paix conclue, il reçut son congé et
s'entendit signifier par son capitaine d'aller où bon lui
semblerait. Ses parents étaient morts; il était sans foyer.
Alors, il se rendit auprès de ses frères, auxquels il
demanda de l'héberger jusqu'à la prochaine guerre.

- Que veux-tu que nous fassions de toi ici ? lui répondirent
   ses frères, qui avaient le coeur sec et dur. Tu ne peux
   nous être utile en rien, et tu n'a qu'à veiller toi-même à te tirer d'affaires.
   Nous ne pouvons pas t'aider.

N'ayant à lui rien d'autre que son fusil, le soldat se le mit à l'épaule et s'en alla
par le vaste monde. Arrivé dans une grande plaine où il n'y avait qu'un seul
bouquet d'arbres, il s'y achemina et s'y laissa tomber tristement à l'ombre, songeant
à son misérable destin.

- Sans argent, sans métier, que puis-je devenir ? se disait-il. Je ne sais que
   combattre, et maintenant que la paix est conclue, ils n'ont plus besoin de
   moi. Hélas, je vois qu'il faut crever de faim !

Entendant tout à coup un bruissement
derrière lui, il se retourna et vit un
inconnu planté là, tout habillé de vert,
l'air cossu, mais avec un pied de cheval
du plus affreux effet.

- Je sais déjà ce qui te manque, déclara
   l'homme. L'argent et le confort : tu en
   auras autant que tu voudras et tu
   pourras en vouloir; mais, il me faut
   avant, savoir si tu n'es pas poltron car je ne tiens pas à gâcher mon or.

- Peureux et soldat, cela ne vas pas ensemble, répondit-il. Tu n'as qu'à me mettre à
   l'épreuve.

- Parfait dit l'homme : retourne-toi !

Le soldat se retourna et vit un ours de grosse taille qui arrivait sur lui en grognant
furieusement.

- Holà ! s'exclama le soldat. Je vais te passer ton envie de grogner en te chatouillant
   le nez à ma manière !

Epaulant et tirant, il toucha l'ours en plein museau et l'abattit au sol où il resta sans
bouger.

- Il est clair que ne manques pas de courage, dit l'homme inconnu; mais il y a encore
   une condition à remplir.

- Tant qu'elle ne nuiera pas à mon statut
   éternel, dit le soldat, qui avait bien
   compris à qui il avait à faire, je n'ai
   rien contre.

- Tu en jugeras par toi même, retorqua
   l'homme vert. Au long des sept années qui viennent, tu dois ne pas te laver, ne pas
   te peigner les cheveux ou la barbe, ne pas te couper les ongles, et ne dire aucune
   patenôtre (prière), et puis le costume et le manteau que je vais te donner, tu
   devras les porter tout le temps. Si tu meurs dans le cours de ces sept années, tu es
   à moi; si tu reste en vie par contre, tu seras libre et riche jusqu'à la fin de tes jours.

Le soldat repensa à sa grande misère actuelle et comme il ne craignait pas la mort,
lui qui s'y était exposé si souvent, il décida de prendre le risque cette fois encore et
accepta la proposition. Le diable enleva son habit vert pour le lui donner.

- Tant que tu porteras cet habit, tu auras de l'or en poche, même si tu le dépenses à
   pleines mains.

Ensuite, il prit la peau de l'ours, qu'il dépouilla en un tour de main, et il la lui remit.

- Ce sera ton manteau et ton lit, lui dit-il. Tu ne dois pas dormir autrement ni te
   couvrir avec autre chose. Mais ce costume te vaudra d'être appelé partout
   Peau-d'Ours.

Ces mots dits, le diable avait disparu. Le soldat revêtit l'habit vert et mit aussitôt la
main à la poche. C'était exacte, l'or y était. Il se jeta ensuite la peau d'ours sur le
dos et partit dans le vaste monde, où il ne se priva pas de rien de ce qui pouvait lui
faire plaisir, et que lui procurait l'argent. Et je vous prie de croire qu'il s'en donna à
coeur joie : tant que cela lui faisait du bien à lui et du mal à sa bourse, il pouvait y
aller.

Pendant la première année, ce fut encore supportable, mais déjà la deuxième
année, il avait l'air d'un monstre : ses cheveux lui retombaient jusque sur la figure,
la cachait à moitié. Sa barbe ressemblait à du feutre rugueux; ses ongles étaient
comme des griffes de rapace, quand à la peau de sa figure, elle portait une telle
couche de crasse, que si on y avait semé de l'herbe elle y aurait poussée !

Les gens fuyaient à sa vue, mais comme il
donnait partout de l'argent aux pauvres,
en leur demandant de prier pour lui, et
comme aussi il payait tout fort largement,
il arrivait encore à se faire héberger
partout. Au bout de quatre ans par contre,
il vint un jour dans une auberge où l'hôtelier lui refusa l'entrée et ne voulut même pas le laisser coucher dans l'écurie, de peur de rendre ses chevaux ombrageux. Mais après que Peau-d'Ours eut mis la main à la poche pour en sortir plein de ducats, l'aubergiste se laissa convaincre et lui donna une chambre sur l'arrière-cour, à la condition expresse, toutefois, qu'il ne se
montrerait à personne afin de ne pas ruiner la réputation de sa maison.

Seul dans sa chambre, le soir, Peau-d'Ours était en train de souhaiter de tout son
coeur que finissent les sept années, quand il entendit qu'on gémissait et pleurait
tout haut dans une chambre voisine. N'écoutant que son bon coeur, il alla ouvrir
la porte et vit un vieillard qui se tordait les mains de désespoir et qui pleurait à
grands sanglots. Peau-d'Ours voulut s'avançer vers lui, mais dès qu'il l'aperçut, le
vieil homme fut pris d'épouvante et voulut fuir. En entendant pourtant une voix
humaine, il s'apaisa un petit peu. Peau-d'Ours, à force de paroles amicales réussit à obtenir qu'il lui découvrît la cause de son grand chagrin.

Ses moyens avaient fondu petit à petit, lui-même et
ses filles en étaient réduit à mourir de faim
désormais, car il était si pauvre qu'il n'avait même
plus de quoi payer son auberge et il devrait aller
en prison !

- Si ce sont là vos seuls soucis, répondit Peau d'Ours,
   vous pouvez vous tranquilliser : de l'argent, j'en ai
   plus qu'il n'en faut.

Il fit venir l'aubergiste pour lui régler la note, et il glissa encore une bourse pleine
d'or dans la poche du malheureux. Debarrassé de ses soucis, le vieil homme ne
savait plus comment remercier son bienfaiteur.

- Venez avec moi, lui dit-il. Mes filles sont des merveilles de beauté et vous en
   prendrait une comme épouse : quand elle saura ce que vous avez fait pour
   moi, elle ne voudra pas refuser. Il est vrai que vous avez l'air un peu étrange,
   mais elle aura tôt fait de vous arranger convenablement !

Peau d'ours, enchanté de cette offre, suivit le vieillard jusque chez lui. Mais la fille
ainée en le voyant, fut frappée d'une telle frayeur qu'elle poussa un cri et se sauva.
La deuxième, elle, était restée et elle l'examina de la tête aux pieds avant de dire :

- Comment pourrais-je prendre pour mari un être qui n'a pas figure humaine ?
   J'aime encore mieux l'ours rasé qu'on nous à montré un jour, déguisé en
   homme : il portait au moins une veste de hussard et des gants blancs !
   Quand il n'y a que la laideur, on peut encore, à la rigueur, arriver à s'y
   habituer...

- Mon cher père, dit alors la cadette, il faut qu'il
   soit brâve homme pour vous avoir secouru
   comme il l'a fait dans votre grande détresse; et
   puisque vous lui avez promis une fiancée en
   retour, votre parole doit être honorée.

Dommage que la crasse et le poil eussent couvert
entièrement la figure de Peau-d'Ours, car sans cela,
on eût vu s'illuminer ses traits de la grande joie que
ces paroles lui avaient mises au coeur, et tout
l'amour dont il débordait ! Il tira la bague qu'il
avait à son doigt et la brisa en deux, pour en donner la moitié à sa fiancée et garder l'autre pour lui. Celle qu'il gardat portait gravée le nom de sa fiancée et celle de sa fiancée était gravée de son nom à lui. Quand il eût écrit les deux noms et tendu à sa fiancée la demi-bague, qu'il lui recommanda de bien garder, il prit congé en s'en alla en lui disant :

- Tu dois m'attendre encore trois ans, pendant lesquels je dois poursuivre mon
   errance à travers le monde. Si je reviens, alors, nous célébrerons notre
   mariage; si je ne reviens pas c'est donc que je serais mort et tu seras libre.
   Mais prie dieu qu'il me garde la vie !

La pauvre fiancée s'habilla de noir et les larmes lui venaient aux yeux quand elle
pensait à son fiancée, alors que ces deux soeurs lui décochaient les moqueries
les plus cruelles :

- Fais attention ! lui disait l'ainée, quand tu lui donneras ta main, il va te la broyer
   dans sa patte d'ours !

Et la seconde soeur renchérissait : 

- Prends garde ! les ours aiment les douceurs : si tu lui plais, il va te dévorer !

 L'ainée reprenait :

- Si tu ne veux pas qu'il se mette à grogner, ton animal, il te faudra lui faire ses
   quatre volontés et bien lui obéir en toutes choses !

Puis l'autre soeur ajoutait :

- N'empêche que la noce sera joyeuse : les ours savent très bien danser !

La fiancée les écoutait dire sans leur répondre, ne se laissant pas du tout entamer.
Peau-d'Ours pendant ce temps, poursuivait ses pérégrinations et s'en allait de
place en place, sans oublier de faire le bien aussi souvent qu'il en trouvait
l'occasion, donnant généreusement aux
pauvres et attendant beaucoup de leurs
prières. Puis à la fin des fins, lorsque fut
arrivé le dernier jour des sept années,
il était revenu dans la grande plaine et
s'était assis sous le bouquet d'arbres.
Bientôt, il entendit comme un soupir du
vent, et le diable se tint devant lui,
l'oberservant d'un air déçu; puis il lui
lança ses vieilles hardes et réclama son
habit vert.

- Pas si vite ! dit le soldat. Avant que nous arrivions là, il faut encore que tu me
   fasses ma toilette et que je redevienne propre !

Bon gré, mal gré, le diable dut s'exécuter, apporter de l'eau, laver et nettoyer l'ours
encrotté, lisser sa barbe, peigner ses cheveux, tailler ses ongles, bref lui rendre
son air de vaillant guerrier revenant de la guerre; et à la vérité, le soldat se
retrouva beaucoup mieux qu'il ne l'était sept ans plus tôt.

Lorsque tout fut heureusement terminé, et le diable partit, celui qui avait été
l'horrible Peau-d'Ours se sentit le coeur léger et tout joyeux. Il se rendit à la ville,
s'acheta un magnifique habit de velours, prit place dans un carrosse attelé de
quatre chevaux blancs et se fit conduire à la demeure de sa fiancée. Personne ne
l'y reconnut, et le vieux père le prit pour un officier libéré de l'armée; il
l'introduisit dans la pièce où se tenait ses filles. Les deux ainées s'empressèrent
autour de lui, le firent asseoir entre elle, lui servirent du vin, et tout ce qu'il y avait
de meilleur à offrir, car elles se disaient l'une et l'autre en secret, qu'elle n'avait
jamais vu de plus bel homme. Sa fiancée pendant ce temps, se trouvait assise en
face, les yeux baissés dans son vêtements de deuils, sans prononcer une parole.

Lorsque le visiteur finit par demander au vieux père s'il consentait à lui donner sa
fille en mariage, les deux ainées ne firent qu'un saut jusqu'à leur chambre pour s'y
parer et revenir dans leurs plus beaux atouts : aucune des deux ne doutaient en
effets d'être la préférée. Mais, l'inconnu, dès qu'il fut seul avec sa fiancée, prit la
demi-bague qu'il gardait dans sa poche et le fit tomber dans une coupe de vin,
qu'il poussa vers elle de l'autre côté de la table. Elle n'avait pas vu son geste,
mais lorsqu'elle eut vidé la coupe et trouvé l'anneau brisé dans le fond, elle
tressaillit en rougissant. A son tour, elle prit le fragment qu'elle avait en sautoir
à son cou, l'appliqua contre l'autre et constata qu'il s'adaptait parfaitement.

- Oui, c'est moi ! lui dit-il, le fiancée que tu as connu dans sa peau d'ours et qui a
   grâce à dieu retrouvé son air humain et sa netteté sans souillure !

Tout en parlant, il s'était levé pour aller à elle, le prendre dans ses bras et lui
donner le baiser de son grand amour. Les deux soeurs, en grande toilette, firent
leur entrée à ce moment et quand elles virent que le beau cavalier avait choisit
leur cadette, elles n'en crurent pas leurs yeux. Mais lorsqu'elles apprirent que ce
bel homme n'était autre que Peau-d'Ours, le tant méprisé, elles furent prise d'une
rage folle et s'enfuirent en courant vers la mort; l'une se noya en se jetant dans le
puits, l'autre se pendit à la branche d'un arbre.

Le soir même, on frappa à la porte et le fiancée alla ouvrir, c'était le diable vert,
serré dans son habit, qui déclara :

- Eh bien, tu vois ! à la place de la tienne, ce sont deux âmes que j'ai eues !

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