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Au bout d'un mois Barbe Bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence, qu'elle fit venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne si elle voulait, que partout elle fit bonne chère :
voilà celles de la vaisselle d'or et d'argent qui ne sert
pas tous les jours, voilà celles de mes coffres-forts, où
est mon or et mon argent, celles des coffrets où sont
mes pierreries, et voilà le passe-partout de tous les
appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du
cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement
bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit
cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le
défends de telle sorte, que s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez
attendre de ma colère.
Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné; et lui, après l'avoir embrassée, il monte dans son carrosse, et part pour son voyage. Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât chercher pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs, où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues. Elles ne cessaient d'exagérer et d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Etant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang gisaient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c'était toutes les femmes que Barbe Bleue avait épousées et qu'il avait égorgées l'une après l'autre). Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu'elle venait de retirer de la serrure lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu, mais elle n'en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne s'en allait point ; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon et avec du grès, il y demeura toujours du sang, car la clef était magique, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.
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- D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec
les autres ?
- Sans doute, dit-elle, que je l'ai laissée là-haut sur ma table.
- Ne manquez pas, dit la Barbe bleue, de me la donner tantôt.
Après l'avoir retardé le plus possible, il fallut apporter la clef. Barbe Bleue, l'ayant examinée, dit à sa femme :
- Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.
- Vous n'en savez rien, reprit Barbe Bleue, je le sais bien, moi; vous avez voulu
entrer dans le cabinet ! Hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez prendre
votre place auprès des dames que vous y avez vues.
Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes
les marques d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher,
belle et affligée comme elle était ; mais Barbe Bleue avait le coeur plus dur qu'un rocher :
- - Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le
regardant, les yeux baignés de larmes,
donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.
- - Je vous donne un quart d'heure, reprit Barbe
Bleue, mais pas un moment de plus.
Bleue, mais pas un moment de plus.
Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit :
- Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si
mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils viendraient me voir aujourd'hui, et si tu
les vois, fais-leur signe de se hâter.
La soeur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps :
- Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?
Et la soeur Anne lui répondait :
- Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.
Cependant Barbe Bleue, tenant un grand couteau à la main, criait de toute sa force à sa
femme :
- Descends vite, ou je monterai là haut
Et la soeur Anne répondait :
- Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.
- Descends donc vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai là-haut.
- Je m'en vais, répondait sa femme, et puis elle criait : Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien
venir ?
- Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci.
- Sont-ce mes frères ?
- Hélas! non, ma soeur, c'est un troupeau de moutons.
- Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe bleue.
- Encore un moment, répondait sa femme; et puis elle criait : Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu
rien venir ?
- Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais ils sont bien loin
encore. Dieu soit loué, s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères; je leur fais
signe tant que je puis de se hâter.
Barbe Bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds toute éplorée et toute échevelée.
- Cela ne sert de rien, dit Barbe Bleue, il faut mourir.
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- Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu;
et levant son bras...
A ce moment on heurta si fort à la porte, que Barbe Bleue s'arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à Barbe Bleue. Il reconnut que c'était les frères de sa femme, l'un dragon et l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron : ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que Barbe Bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune gentilhomme, dont elle était aimée depuis longtemps ; une autre partie à acheter des charges de capitaine à ses deux frères; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec Barbe bleue.
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